Mgr de Bonal mourut à Munich le 3 septembre 1800. La signature du Concordat, le 15 juillet 1801, permit enfin le retour à une situation religieuse normale. Conformément aux dispositions qu’il avait entérinées, Perrier, l’évêque constitutionnel, donnait sa démission le 12 octobre (il sera nommé évêque d’Avignon l’année suivante). Le 20 juin 1802, le nouvel évêque de Clermont, Charles-Antoine-Henri Duvalk de Dampierre, est solennellement installé. Il nomme peu après deux vicaires généraux ; l’un d’ancien Régime, M. Caillot de Bégon, l’autre ancien constitutionnel – réconcilié dès 1795 – M. Guérignon. Ensemble, ils vont s’attacher à la réorganisation du diocèse.
Le Conseil ecclésiastique, qui dirigeait de fait le diocèse depuis 1797, avait dressé en secret une liste de prêtres : elle en comportait 1569 déclarés « fidèles », et 323 « épaves du schisme constitutionnel ». En même temps, il avait consulté les fidèles de chaque paroisse, pour connaître leurs desiderata quant à leurs futurs pasteurs. De son côté, le Préfet avait fait établir une liste analogue d’ecclésiastiques « méritant la confiance du gouvernement ». Dès le 15 janvier 1803, le tableau des nominations était prêt.
Dans ce contexte de « restauration », le Père Gaschon intervient avec énergie, afin que soient éloignés de leurs cures certains curés constitutionnels qui, bien que réconciliés, ne lui semblent pas idoines à leur mission de pasteurs, car s’étant à ses yeux trop compromis vis-à-vis de la Révolution, oubliant par là même la primauté du Siège apostolique. À cette fin, il écrit dès le 27 juin 1802 une lettre à M. Caillot de Bégon, pour lui communiquer ses remarques, portant sur plusieurs paroisses qu’il connaissait bien. L’évêque, cependant, adoptera bientôt le principe des « tiers » : c’est-à-dire que, dans un esprit de conciliation et de paix, là où existe un conflit entre un constitutionnel et un réfractaire, il nommera un autre prêtre ; dans les autres cas, quel que soit leur parti, les prêtres de vie digne conserveront la cure qu’ils occupent. Ce qui fit que les avis du Père Gaschon ne furent pas entièrement suivis.
Par ailleurs, il semble qu’on lui ait alors proposé une cure [suppr.]. Mais celui-ci, qui se considérera comme missionnaire jusqu’à ses derniers jours[1], refusa toute distinction, affirmant : « Je n’ai jamais voulu d’emploi, je n’en voudrai jamais. J’ai été et je serai toujours soldat volontaire de Jésus-Christ ».
Dans la capitale du Livradois, l’ancien curé Imarigeon reprend officiellement possession de sa cure le 17 avril 1802. Mais, âgé de quatre-vingt-deux ans, il n’est plus en mesure de prendre efficacement en main la réorganisation de la paroisse, qui compte alors quelques six mille habitants, dont plus de la moitié dispersés dans la campagne. Mgr de Dampierre le remplace donc dès le 16 novembre par Louis-François de Rostaing, l’abbé Imarigeon restant toutefois sur place. Le nouveau curé, né en 1755, et originaire du diocèse de Lyon, avait trouvé refuge pendant la Révolution chez sa sœur, qui vivait en Livradois. Il est d’allure très « ancien Régime ».
Sa nomination vient, semble-t-il, troubler les plans échafaudés par la bourgeoisie ambertoise pour mettre en place un prêtre issu de ses rangs ; en outre, Rostaing montrera de l’estime pour l’ex-conventionnel Maignet, qui avait indubitablement protégé la région durant les troubles de la Terreur. Malgré le travail qu’il réalise pour remettre en état la paroisse – restauration de l’église, secours aux pauvres, remise en route des associations paroissiales, etc. –, le curé est donc bientôt l’objet d’une campagne de détraction sournoise. Par ailleurs, le petit nombre de prêtres – le curé et ses deux vicaires, ainsi que deux prêtres fort âgés – présents sur cette vaste et populeuse paroisse ne permet pas de répondre de façon satisfaisante aux immenses besoins de ce temps de reconstruction : catéchismes, visites des malades et des pauvres, confessions, restent trop souvent en souffrance.
À cette époque, le Père Gaschon se trouvait de nouveau à Olliergues, auprès du vieux curé Chambrotty. On ignore depuis quand il était revenu au centre de cette paroisse ; ce fut au plus tôt en mars 1802, puisqu’on a la preuve – par le carnet que nous avons mentionné – de sa présence à la succursale de Meymont jusqu’à cette date. Il était donc présent, semble-t-il, au décès de ce prêtre vénéré, le 2 août 1804[2], et trois jours plus tard à l’installation de son successeur, Priest Lastic, jusqu’alors vicaire de celui-ci.
Il semble que ce soit l’abbé Molin, prêtre originaire de Job et futur évêque de Viviers, dirigé du Père Gaschon, pour lequel il avait « une affection mêlée de respect »[3], qui ait eu l’idée de proposer au curé d’Ambert de faire appel au vieux missionnaire pour le seconder. M. de Rostaing accueillit la suggestion avec faveur : « Ce qui me manque, on le trouvera en vous. Venez ! », lui écrivait-il peu après. Officiellement, le Père Gaschon sera chargé du catéchisme des enfants : il y en avait plus d’une centaine chaque année à préparer à la première communion. Mais il ne se contentera pas de ce ministère : toujours missionnaire, il parcourt la campagne sans relâche, prêchant et visitant les malades, travaillant partout à remettre en paix les hommes entre eux et avec leur Dieu ; œuvre de réconciliation qu’il accomplit encore assidûment au confessionnal. Et il n’hésitera pas non plus à aller prêter main-forte à l’un ou l’autre de ses confrères dans les paroisses voisines.
C’est dans ce ministère d’enseignement que le Père se trouvera associé à la fronde politique liée au nouveau catéchisme impérial, promulgué le 4 avril 1806. En effet, dans plusieurs lettres adressées à Mgr de Dampierre, il manifeste clairement, comme beaucoup de ses collègues, son peu d’empressement à l’adopter, lui préférant les anciens catéchismes diocésains. On sait d’ailleurs qu’il restera à tout le moins très réservé vis-à-vis de celui qu’il persistera jusqu’à la fin à appeler « Bonaparte ».
Fils de saint François, les Récollets avaient construit un couvent à Ambert, où ils s’étaient installés en 1620. Ils l’avaient quitté en 1786, et le couvent devint propriété de la municipalité en décembre 1790. En 1793, celle-ci y transféra l’Hôpital, jusqu’alors situé en ville. C’est le 12 août 1804 que deux sœurs, Jeanne-Marie et Marguerite Dorat, originaires de Craponne, prirent en charge cet établissement, presque aussitôt rejointes par deux compatriotes, Marie Giraud et Magdeleine Dapzol. Elles devaient ultérieurement recevoir le voile, d’abord des religieuses de la Croix de Lyon, puis, en 1816, de Saint-Joseph du Bon-Pasteur de Clermont, prenant respectivement les noms de sœur Victoire et sœur Saint-François, sœur Chantale et sœur Colombe.
Les bâtiments étaient alors très délabrés, au point que manquaient en certains endroits planchers et fenêtres. On recevait pourtant à l’Hôpital, non seulement les malades, mais encore les vieillards sans famille, les handicapés, les simples d’esprit, bref tous ceux qu’aujoud’hui nous appelons « les blessés de la vie ». À cette époque, la pauvreté était omniprésente à Ambert, et c’est pourquoi l’Hôpital recevait aussi de nombreux enfants abandonnés, en constante augmentation durant cette période, puisqu’on passa d’une moyenne de un à deux enfants par mois en 1806 à quatre par mois en 1815.
C’est alors que le Père Gaschon, qui jusqu’en novembre 1806 logeait en ville, « chez Dame Scoleur », vient s’installer à l’Hôpital, pour se mettre ainsi au service des plus pauvres. Ce sera la dernière étape et le couronnement de sa vie, totalement donnée à Dieu à travers les autres. Logé dans une chambre pauvrement meublée, dont il tient à payer le loyer pour « ne rien s’approprier du bien des pauvres », lui-même pauvrement vêtu d’une mauvaise soutane, il prend là ses maigres repas, ou parfois assis à la cuisine, contre la cheminée[4]. Chaque jour, il célébre la Messe dans la chapelle au sol de terre battue. C’est là que, le 6 octobre 1813, la sœur Colombe tomba de la tribune, se tuant sur le coup, à la consternation générale. Sans se laisser émouvoir, le Père Gaschon continua sa Messe, apaisant l’assistance par ces seuls mots : « Ne vous troublez pas, elle est en bonne voie ! »
Outre la Messe, le Père fait chaque jour aux pensionnaires une instruction élémentaire sur la foi, assiste à la prière, préside aux lectures pieuses ; par sa régularité et l’esprit de foi qu’il manifeste au cours de ces exercices, il est pour tous un sujet d’édification. Il visite chaque jour les salles des malades, se promène avec les convalescents, assiste les mourants de jour comme de nuit. Grâce à lui, nombreux furent ceux qui, « admis à l’hôpital pour y recouvrer la santé du corps, en sortaient après avoir recouvré de plus celle de l’âme »[5]. Pour autant, ce ministère absorbant ne se substitue pas à celui qu’il assurait jusqu’alors : fidèle jusqu’au bout à sa vocation de missionnaire, il n’acceptera de l’abandonner que deux mois avant sa mort, et sur ordre de son évêque.
Ajoutons que, malgré toutes ces activités d’un homme bientôt octogénaire, le Père Gaschon garde un grand souci de l’avenir du clergé du diocèse : celui-ci est vieillissant, alors que les besoins sont immenses en ce temps de restauration. Mgr de Dampierre a pu ouvrir à nouveau le Séminaire de Clermont en 1807. Dès février 1808, le Père fait don d’une somme d’argent qu’il avait en dépôt ; et il fait en octobre 1809 le voyage de Lyon, afin de rencontrer M. Bouillaud, supérieur du Grand Séminaire de 1781 à 1791[6]. Il veut en effet s’entretenir avec lui de diverses questions, et surtout régler la transmission à l’œuvre du Séminaire des fonds assez considérables qu’il a rassemblés, notamment le montant des « messes de fondation » de Banelle qu’il a pu conserver ou récupérer.
Cette ultime période de la vie du missionnaire se déroule au milieu de grands bouleversements politiques. Rappelons-en les principales dates : après la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813), les alliés pénètrent en France, et, le 31 mars 1814, investissent Paris. Le 2 avril, des sénateurs proclament la déchéance de Napoléon et appellent Louis XVIII au trône ; le 6, l’Empereur abdique et part pour l’île d’Elbe. Mais dès le 1er mars 1815, il revient, et c’est l’aventure des Cent-Jours, qui se conclut par la bataille de Waterloo le 18 juin, l’exil de Bonaparte à Sainte-Hélène et le retour du Roi.
À travers tous ces troubles, le Père Gaschon garde jusqu’à la fin le souci de sa famille ; celui surtout de maintenir chez eux la foi vive et agissante dont il est lui-même animé, et d’assurer leur salut éternel. La dernière lettre que l’on conserve de lui, écrite le 26 mai 1815, six mois avant sa mort, est adressée à son petit-neveu Robert Portier, qui habitait à Sauxillanges, à propos notamment du frère de celui-ci, qui « partait pour bonaparte (sic) », répondant à l’appel pour former une armée.
Durant toute sa vie, le bon Père avait joui d’une robuste santé de paysan. En 1814 encore, il se rend à Viverols, à plus de quarante kilomètres au sud d’Ambert. C’est pour assister à ses derniers instants son confrère et ami de la mission, Louis Laverroux, de dix ans son cadet, qui avait reçu la charge de cette paroisse, puis pour le remplacer durant la vacance de la cure. Mais, en septembre, des douleurs aux jambes l’empêchent d’entreprendre le voyage jusqu’à Riom, au chevet de son frère Louis gravement malade ; il doit se contenter d’écrire à sa nièce, Marie-Anne Bernet-Rollande, une lettre dans laquelle il avoue que même le fait d’écrire quelque peu longuement le fatigue.
Le 30 août 1815, François Gaschon atteint ses quatre-vingt trois ans. Déjà, durant l’hiver précédent, il avait été « dans l’impossibilité de suivre son zèle dans le saint ministère », comme l’écrivait M. de Rostaing à l’Évêché le 1er janvier 1815. Il semble pourtant que les forces lui soient revenues en partie avec la belle saison, et qu’il ait repris ses courses apostoliques dans la campagne, puisque, le 13 septembre, l’abbé Molin écrit à Mgr de Dampierre pour lui demander d’interdire au Père ces courses en paroisse, afin de ménager sa santé affaiblie.
Au matin du 27 novembre, le missionnaire se sent fatigué. Il veut tout de même célébrer sa messe comme de coutume ; mais, au moment de sortir de la sacristie, il est pris d’un malaise. On le ramène alors dans sa chambre, mais il ne veut pas s’étendre sur son lit ; on va donc chercher un fauteuil, afin de l’asseoir mieux que sur sa vieille chaise de paille : « Je n’ai jamais été si délicatement assis ! », proteste-t-il plaisamment. On était allé chercher un médecin ; et lui-même envoie prévenir à Olliergues l’abbé Lastic, son directeur de conscience. Celui-ci arrive vers les quatre heures, ainsi que le curé Rostaing et d’autres prêtres.
La journée est assez bonne ; mais dans la soirée son état empire. Le Père demande alors à recevoir les derniers sacrements, qui lui sont administrés par l’abbé Monteilhet, son confesseur. Tout l’hôpital est bientôt en émoi, et, la nouvelle se répandant en ville, nombreux sont ceux qui y accourent. Mentionnons en particulier la présence d’une brave fille originaire du Forez, qu’on appelait sœur Lacon ; elle se mettra plus tard au service de Jean-Marie Vianney ; et l’abbé Monnin, dans sa première vie du Curé d’Ars, dira que « sa mémoire était pleine des vertus et des traits de la vie de ce saint missionnaire »[7].
Un léger mieux s’étant fait sentir vers les dix heures du soir, le Père Gaschon invite les vicaires à aller se reposer ; seules restent auprès de lui sœur La Croix – qui sera la seconde supérieure de l’hôpital – et Madame Coerchon, assistante des religieuses. Le Père essaie de dire le chapelet avec elles, mais il n’y parvient pas, et demeure dès lors silencieux, recueilli en Dieu. Enfin, vers les quatre heures du matin, en ce 28 novembre 1815, il esquisse un geste de bénédiction, et rend le dernier soupir. Lors du procès diocésain, plusieurs religieuses rapportèrent la tradition conservée dans leur communauté, selon laquelle, à ce moment, leurs sœurs entendirent une musique céleste.
Revêtu de ses habits de chœur, le corps est descendu dès l’aube à la chapelle. La nouvelle de ce décès se répand alors comme une traînée de poudre à Ambert et dans les paroisses avoisinantes ; de toutes part on accourt pour contempler une dernière fois ce prêtre aimé de tous. L’abbé Grivel souligne combien le Père fut artisan de paix tout autant après sa mort que durant sa vie, puisqu’il « eut l’insigne et rare honneur de fusionner toutes les opinions, tous les sentiments dans une touchante unanimité de regrets »[8]. Le respect se remarque sur tous les visages ; mais bientôt, un véritable enthousiasme s’empare de la foule, qui se précipite sur son corps pour arracher des morceaux de ses vêtements, afin d’en faire des reliques.
Il fallut fermer les portes de la chapelle. Les sœurs dévêtent et lavent le corps avant de le vêtir à nouveau. C’est alors qu’elles découvrent sur sa poitrine « un cœur qui c’est formé sur sont cotet goche très rouge », au témoignage de sœur Saint-François, première supérieure de l’hôpital ; ce cœur – qui formera un attribut iconographique important du Père – était l’expression de son culte ardent envers le Sacré-Cœur de Jésus, et de la charité dont son propre cœur avait brûlé pour les âmes.
Le corps est ensuite à nouveau exposé, mais cette fois sous bonne garde. L’affluence ne cessera pas ce jour là ni le lendemain. Grâce aux démarches entreprises par M. de Rostaing, les restes du Père Gaschon pourront être ensevelis dans la chapelle même. Les obsèques ont lieu le 30 novembre, présidées par M. Molin, vicaire général, en présence de toutes les autorités du lieu et au milieu d’un concours immense de peuple. Dans la ville, toutes les boutiques, tous les ateliers sont fermés : malgré le mauvais temps, tous ont tenu à rendre un dernier hommage à celui qui avait été « le frère, l’ami et le protecteur de tous », comme dit encore l’abbé Grivel ; présent à cette cérémonie, il remarque encore que nul ne pleurait et qu’il n’y eut point d’oraison funèbre : « tous semblaient se dire : C’est un bienheureux… c’est un saint ! »[9]
[1] Le P. Gaschon fera toujours suivre sa signature des initiales « p. m. », prêtre missionnaire ; et dès 1798 il avait tenté de réorganiser une mission dans le Bourbonnais. – Ce témoignage a été donné par l’un de ses neveux, Jean-Baptiste Gaschon, dans le récit de souvenirs sur son oncle qu’il a rédigé en 1835.
[2] Âgé de soixante-seize ans, il était curé d’Olliergues depuis 1756, et jouissait de la vénération de ses paroissiens, comme en témoigne sa pierre tombale à La Chabasse.
[3] Abbé Grivel, Le Père Gaschon, p. 35-36.
[4] Cf. Abbé Grivel, op. cit., p. 38-39.
[5] Ibid., p. 38.
[6] Mgr de Dampierre aurait bien voulu reprendre M. Bouillaud dès la réouverture du séminaire, mais celui-ci ne put revenir dans le diocèse qu’à la fin de l’Empire.
[7] Abbé Alfred Monnin, Le Curé d’Ars, vie du bienheureux Jean-Baptiste-Marie Vianney, Paris (Téqui) 191524, T. Ier p. 310. — Dans son livre sur le Père Gaschon, le chanoine Pourreyron rapporte ce trait : « Le Saint Curé d’Ars avait coutume de dire aux pèlerins du Livradois qu’il trouvait en son église : “Que venez-vous faire ici, vous avez à Ambert le P. Gaschon”. » (Vie du Serviteur de Dieu François Gaschon, p. 99). Ce qui s’explique par le fait que rapporte l’abbé Monnin.
[8] Abbé Grivel, op. cit., p. 80.
[9] Ibid., p. 82.
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