À la mort du Père Gaschon, M. Lastic écrira deux fois à Mgr de Dampierre, pour lui faire part des dispositions qu’il avait prises en tant qu’exécuteur testamentaire du missionnaire. Ses lettres nous apprennent que le Père lui avait remis la somme considérable de 3365 francs, qu’il léguait au séminaire de Clermont. Nous apprenons aussi qu’il avait conservé le texte de ses sermons ; M. Lastic pensait qu’il faudrait les remettre à la Mission diocésaine lors de son rétablissement [1]. Enfin, M. Lastic énumère les quelques livres possédés par le défunt : des bréviaires (vendus pour payer les frais d’obsèques !), « la théologie de Poitiers en six volumes in 12 et les discours de Ballet de même en six volumes ». Pauvre bibliothèque d’un homme qui, pour se donner entièrement aux âmes, avait renoncé à tout, mais bien révélatrice néanmoins des sources de sa spiritualité : la prière liturgique, la saine théologie (celle « de Poitiers » était réputée pour son anti-jansénisme) et la prédication [2].
Dès la mort du missionnaire, un concours incessant de fidèles eut lieu dans la chapelle de l’hôpital où il avait été enseveli, attirés de tout le diocèse et même des diocèses voisins par le bruit de miracles qui se faisaient sur sa tombe. Informé, Mgr de Dampierre demande des éclaircissements dès le début de 1816, et la sœur Victoire, Supérieure de l’Hôpital, lui répond : « Ah ! que nous avons perdu un saint qui faisait des miracles avant de mourir ! il en fait tous les jours. » Et en 1817, la Sœur La Croix s’occupe déjà de rassembler témoignages et certificats de guérisons, tandis que plus de mille messes sont en attente. En même temps, un imprimeur d’Ambert nommé Seguin, conscient de l’avantage économique qu’il en retirerait, rédige en hâte une vie fantaisiste [3], recopiant celle de saint Jean-François Régis, et réalise une grande image popularisant la mémoire du Père. C’est sur cette image que l’on voit apparaître pour la première fois le « Cantique spirituel en l’honneur du Père Gaschon […]. Approchez-vous, chrétiens pieux… » Ce cantique ne compte pas moins de 22 strophes de 6 vers chacune, et sera mainte fois recopié. L’image comporte aussi un « Détail des miracles les plus évidents opérés par le Bienheureux Père Gaschon ».
Mais dans le même temps commença une manifestation qui allait poser de graves problèmes : on se mit en effet à porter à la chapelle des enfants morts sans avoir reçu le baptême, afin que, par l’intercession du Père Gaschon, ils revivent ne fût-ce qu’un instant, et qu’ils puissent ainsi recevoir le sacrement salutaire. Cette pratique était la conséquence de la foi ardente des fidèles, qui ne pouvaient se résigner à penser ces pauvres petits exclus de la vision de Dieu dans l’éternité bienheureuse, et privés – selon la discipline d’alors – de la sépulture en terre chrétienne. Depuis des siècles abondaient les lieux de pèlerinages marqués par cette coutume ; ainsi, à Ambert même, celui de Notre-Dame de Layre [4] – ce qui explique que la première image du Père Gaschon le représente en prière devant elle –.
Informé de ces faits, le curé de Rostaing se trouva obligé d’intervenir auprès des sœurs pour faire cesser cet abus, et cela dès le début de 1816. Peu formées et assez crédules, celles-ci, dans le contexte ambiant d’opposition au curé qui se manifestait au sein de la bourgoisie locale, ne crurent pas devoir obtempérer. Le curé fut obligé d’en référer à Mgr de Dampierre par une lettre du 13 juin ; le Conseil épiscopal répondit en adressant une admonestation à la Supérieure de l’Hôpital, qui protesta de sa soumission, sans toutefois trop s’engager à faire cesser cette pratique. De fait, on continua plus ou moins secrètement à porter des enfants mort-nés sur la tombe du Père.
Un autre sujet de litige que l’abbé de Rostaing dut soumettre à l’évêque était celui du grand nombre de messes demandées à l’hôpital. Depuis la mort du Père Gaschon, les administrateurs, arguant de la pauvreté de la maison, n’avaient pas voulu demander la nomination d’un nouvel aumônier. De ce fait, les intentions de messes demeuraient en attente, et les sœurs en conservaient indûment le montant. Le 17 mai 1817, Mgr de Dampierre rendit une ordonnance qui régla la question, tout en ménageant pour une part les intérêts de l’hôpital, et donc ceux de la municipalité qui en avait la charge.
Durant ce temps, les miracles continuaient à attirer les foules. Pour les années 1816-1819, nous possédons, d’après les plus anciennes archives de l’Hôpital, les attestations de cinquante-quatre cas de guérisons – certifiées en général par le curé, le maire ou le médecin de la paroisse du miraculé –. La moitié des cas concernent des paralysies, des surdités et des lésions ou maladies de la peau ; on trouve aussi un certain nombre de cas de douleurs graves, ainsi que d’enfants mort-nés ou qui ne marchent pas. Et si près des deux tiers des miraculés viennent d’un rayon de cinquante-cinq kilomètres autour d’Ambert – ce qui représentait à l’époque plus d’une journée de voyage –, on en voit venir de tous les départements voisins, et même du Rhône, de l’Ain et de Saône-et-Loire. C’était bien la réalisation, une fois de plus, de la parole de Jésus à saint Jean-Baptiste : « Les aveugles recouvrent la vue, les boîteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts se relèvent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres ! » (Luc VII, 22). En effet, dans l’Église, le miracle demeure toujours, avec le martyre, l’attestation irréfragable de la sainteté [5].
Dans le même temps, les religieuses de l’Hôpital prirent une intiative étonnante : elles exhumèrent à deux reprises le corps du Père Gaschon ! ces faits eurent lieu les 23 avril et 8 mai 1817. Un compte-rendu, caractéristique par son orthographe fantaisiste, en fut réalisé par la sœur Victoire le 24 novembre 1818. Elle nous apprend ainsi qu’ayant ouvert la tombe le 23 avril, les sœurs trouvèrent le corps du Père parfaitement intact. Ayant constaté que son cercueil était cassé et s’abîmait du fait de l’humidité, elles décidèrent de le transférer dans une bière neuve qui serait déposée à une profondeur moindre. Lors de cette opération qui eut lieu le 8 mai, la sœur Victoire témoigne que ceux qui y participèrent entendirent « une merveille de chants mélodieux ».
Cette affaire ne fit qu’exciter les passions à Ambert, opposant les partisans des sœurs de l’Hôpital et ceux du curé de Rostaing. Opposition d’ailleurs attisée par les dissensions politiques qui agitaient alors la capitale du Livradois. Informant Mgr de Dampierre dans une lettre datée du 18 juin 1818, M. Molin, alors vicaire général de Clermont, souligne le rôle pacificateur qu’avait eu autrefois le Père Gaschon : « C’est une chose assez singulière qu’après avoir été pendant douze ans un ange de paix pour cette ville, on en fasse maintenant un sujet de discorde ! » Il y témoigne aussi de la vénération populaire pour le missionnaire : « il y a tous les jours une affluence étonnante d’étrangers qui viennent demander leur guérison, qui font des neuvaines, qui parlent du soulagement qu’ils ont éprouvé, qui donnent des messes. » Il se fait enfin l’écho du projet qu’aurait caressé le curé de faire transférer le corps du Père dans l’église paroissiale – ce qui pourrait expliquer l’exhumation réalisée par les sœurs, qui peut-être auraient voulu soustraire ainsi leur ancien aumônier à cette translation –.
Quinze jours après cette lettre, l’évêque en recevait une autre, du ministre de l’Intérieur Laîné lui-même, informé probablement par M. de Rostaing. On y apprend que « le Roi lui-même était tenu au courant, et dans le détail, par son ministre-académicien de l’effervescence qui régnait à Ambert autour du tombeau d’un vieux prêtre missionnaire auquel on reprochait, en somme, “la pratique illégale du miracle”… Il n’en reste pas moins que le ton général de la lettre traduit à coup sûr l’agacement du pouvoir central au sujet de cette affaire. » [6] Mgr de Dampierre lui répondait par retour de courrier, en témoignant d’emblée de la vénération qu’il avait pour le Père Gaschon : « Il est vrai que ce prêtre était un saint prêtre, à la sainteté duquel j’aurais intérieurement une très grande confiance et qui, depuis très longtemps, a fait un bien immense dans les missions de ce diocèse, et a toujours joui de la plus grande considération ; mais je suis bien éloigné d’approuver et encore moins d’autoriser un culte que l’Église n’a pas ordonné. » Il détaille ensuite les mesures qu’il a prises, notamment pour empêcher que l’on porte sur le tombeau du Père des enfants mort-nés, et pour faire célébrer les messes demandées à la chapelle de l’Hôpital.
Dans le même temps, l’évêque demandait à l’abbé Molin une enquête détaillée sur les événements. Celui-ci se hâta de rédiger un long rapport, qu’il acheva dès le 11 juillet [7]. Il y témoigne que l’affluence au tombeau du missionnaire n’a pas été provoquée par les prêtres d’Ambert ou du voisinage, mais qu’elle résulte d’un mouvement populaire spontané, et qu’il ne lui est rendu aucun culte public : les « témoignages de vénération se sont tenus dans les bornes d’une dévotion particulière et d’un culte hypothétique ». Il ajoute que la défense expresse faite aux sœurs et aux administrateurs de l’Hôpital de laisser exposer les enfants mort-nés sur la tombe de M. Gaschon a dans l’ensemble été observée, même si certains enfants ont pu être apportés furtivement, et si la sœur Dorat a accepté de donner un certificat de baptême pour un enfant de Gumières (Loire). Pour les guérisons extraordinaires que la rumeur publique affirme se produire au tombeau du Père, M. Molin déclare suspendre son jugement jusqu’à plus ample information ; il a demandé à trois notables de la ville de recueillir tous les documents possibles sur ce sujet. Quant au livre de l’imprimeur Seguin, le vicaire général confirme qu’il ne présente aucune valeur : « On voit bien qu’il n’a jamais connu celui dont il a écrit la vie. Il en fait un mendiant, il lui fait manger de l’herbe. Le pauvre auteur aurait mieux fait, lui, d’aller manger du foin. » Il précise ensuite que les offrandes déposées par les fidèles à la chapelle ne sont employées que pour les besoins des pauvres de l’hospice ; très substantielles, elles ont permis de doubler le nombre de ceux qu’on y accueille : ils sont à présent quatre-vingts, et ont coutume d’appeler ces offrandes “un pain envoyé par M. Gaschon”. « Cette expression, ajoute M. Molin, se rattache à une parole qu’il avait souvent répétée aux sœurs et à MM. les administrateurs pendant qu’il était leur aumônier : “Mes pauvres sœurs, si j’ai le bonheur d’aller en paradis, je n’oublierai pas l’hôpital”. » Par contre, ce qui est donné comme honoraires de messes n’est affecté qu’à cet usage. Enfin, conclut M. Molin, il convient de refaire le pavé qui recouvre la tombe, certains étrangers emportant des briques ou de la terre.
Mgr de Dampierre expédia l’essentiel de ce rapport le 21 juillet au ministre de l’Intérieur. La veille même, il avait pris une ordonnance pour achever de mettre les choses au point. En six articles, elle interdisait de rendre au Père Gaschon « un culte public et religieux, que l’Église seule peut déterminer » ; de porter sur sa tombe des enfants mort-nés ; de délivrer aucun certificat de guérison extraordinaire. On devait en outre couvrir le tombeau de pierres de taille afin d’empêcher que l’on emporte de la terre. Étaient enfin rappelées les mesures de l’ordonnance de 1817 sur le produit des offrandes et sur les honoraires de messes.
Ces sages mesures devaient ramener le calme à Ambert autour de la tombe du vénéré missionnaire. En effet, l’évêque donnait raison sur le fond à M. de Rostaing ; en même temps, l’essentiel était sauvé aux yeux des administrateurs de l’Hôpital, puisque le produit des offrandes et une partie de celui des messes lui restait acquis. Les administrateurs expédièrent donc le 1er août une longue lettre à Mgr de Dampierre, pour protester de leur obéissance et de leur bonne foi.
Ainsi, le tumulte avait cessé autour du tombeau du Père. Mais l’affluence ne se démentait pas, comme en témoigne le nombre de messes demandées à la chapelle de l’Hôpital : en octobre 1818, on en comptait ainsi près de six mille en attente !
[1] Malheureusement, ces textes précieux semblent avoir été depuis perdus.
[2] François Ballet (1702 – v. 1762), curé de Gif et prédicateur de la Reine, s’était attiré une certaine réputation par ses nombreuses prédications, qui connurent plusieurs éditions.
[3] Vie du Bienheureux Père Gaschon, prêtre missionnaire de la Compagnie de la Mission de Notre-Dame de l’Hermitage, par A***, Seguin, libraire éditeur, Ambert, 108 p., 15 x 8 cm.
[4] L’histoire de Notre-Dame de Layre a été écrite en 1733 par un prêtre communaliste d’Ambert. Cette statue représentait « Marie aux pieds de la croix, tenant Jésus-Christ, son fils, sur ses genoux et ayant son cœur percé de sept glaives de douleurs ». Son origine se perd dans la nuit des temps, et l’on ignore où elle était exposée jusqu’au milieu du XVIe siècle. Durant les guerres de religion, un habitant d’Ambert résolut de la cacher, et la fit murer dans l’angle de sa maison, au lieu-dit de Layre, alors faubourg d’Ambert (vers 1575). Le brave homme mourut en emportant dans la tombe le secret de la cachette. Mais en 1630, une inondation causa l’effondrement de l’angle de la maison, et la statue partit au fil de l’eau. Un meunier l’aperçut et la recueillit dans sa demeure. Il y eut dès lors affluence de peuple, et en 1660 Mgr Louis d’Estaing, évêque de Clermont, autorisa l’édification d’une chapelle sur ce lieu. Agrandie à plusieurs reprises, elle mesurait en 1733 vingt-deux pieds de large et quarante-deux pieds de long (7 x 14 m). L’auteur de l’histoire rapporte un grand nombre de grâces obtenues par les nombreux pèlerins. Mais durant la Révolution, la chapelle fut détruite et la statue brûlée. Son emplacement est occupé aujourd’hui par le couvent des Dominicaines, où une crypte datant de 1882 rappelle le souvenir du pèlerinage. Le nom de Notre-Dame de Layre est passé à une petite pietà classique, honorée dans l’église Saint-Jean d’Ambert. Volée en 1966, celle-ci fut retrouvée quasi-miraculeusement à Marseille lors d’une vente aux enchères, et retrouva sa place à Ambert où elle continue à prodiguer ses grâces. Cf. M. Coste, « Notre-Dame de Layre », in Ambert et son église, Clermont-Ferrand (G. de Bussac) 1971, p. 223-229.
[5] Cf. Michel Boy, op. cit., p. 95-98.
[6] Michel Boy, op. cit., p. 106.